Description
J’espère qu’il pleuvra ce matin-là, qu’un ciel à bout d’astuces crachera sur terre une eau sale et glacée, que ce que l’on appelle communément neige ne se résumera plus qu’à deux ou trois traînées d’un blanc douteux. J’espère qu’il fera froid, humide, qu’une sorte de résignation se fera sentir parmi les érables, les pommiers, les noisetiers. Que partout où se portera mon regard, il n’y ait rien pour me retenir, rien qu’un manque total d’inspiration, des saisons amoindries, des champs en rogne, le visage maussade de mes compatriotes s’engouffrant dans leurs voitures de seconde main, car si je veux partir, si j’ai rêvé de partir, pas question de manquer quoi que ce soit, que janvier m’attende avec ses éblouissements, ses scintillements, ses tempêtes à l’emporte-pièce, ses grandes lunes blêmes accrochées au porte-manteau, que le soleil se fasse rare et pointilleux, que le silence règne, cela me facilitera la tâche au moment d’éteindre l’ordinateur et de refermer la porte de cette petite pièce qui me sert à la fois de bureau et de corffre-fort. Tout départ est déchirement, mais je suis faite pour durer et c’est en riant que j’emprunterai l’escalier, ramasserai mes gants sur la table du téléphone, mes gants, mon sac, mes souliers; je mettrai la clef sur la porte, relèverai la pelle au passage, saluerai le chien, les hêtres, les sorbiers, et m’avancerai bravement sous le couvert des épinettes pas un regard vers l’arrière, je marcherai, marcherai, la route sera longue, il y a loin de la coupe aux lèvres. Avec un peu de chance, peut-être réussirai-je à attraper un autobus; en ces contrées lointaines, on tombe parfois sur un autobus qui se rend à Saint-Jean, Bathurst ou Mont-Joli; de là, si la dame de l,agence a bien fait son travail, un avion nous emporte dans les grandes capitales, et on se met à traîner de ville en ville, sans fois ni loi, des nuits entières dans les salles d’attente, la réanimation, au bout.